Article d’Hervé Legrand publié dans la revue Études oct. 2021,
Le cléricalisme est volontiers dénoncé. Pour que cette critique soit efficace, il faut analyser le phénomène, en faire la généalogie, repérer les déviances à l’égard du message évangélique. L’enjeu est autour d’un pouvoir qui se trouve sacralisé. Le concile Vatican II a retrouvé une ecclésiologie plus équilibrée fondée sur l’égale dignité des baptisés.
L’année 2018 aura dévoilé, en cascade, l’ampleur insoupçonnée des abus sexuels commis par des membres du clergé catholique et surtout leur dissimulation systématique par la hiérarchie. L’Église catholique s’est ainsi trouvée sous la pression constante de ses propres fidèles et de l’opinion publique. Il est désormais impossible de nier que la crise soit institutionnelle et qu’on doive intervenir à ce niveau. Devant l’extrême gravité de la situation, le pape François a pris deux décisions majeures :…
Plan de l’article
- Délits sexuels et défaillances institutionnelles
- Une Église divisée entre clercs et laïcs
- Supériorité des clercs ?
- Les effets produits par un cléricalisme autoritaire
L’année 2018 aura dévoilé, en cascade, l’ampleur insoupçonnée des abus sexuels commis par des membres du clergé catholique et surtout leur dissimulation systématique par la hiérarchie. L’Église catholique s’est ainsi trouvée sous la pression constante de ses propres fidèles et de l’opinion publique. Il est désormais impossible de nier que la crise soit institutionnelle et qu’on doive intervenir à ce niveau. Devant l’extrême gravité de la situation, le pape François a pris deux décisions majeures : mettre un terme à la « couverture des abus » et remédier à leurs causes institutionnelles, à savoir notamment le cléricalisme.
Délits sexuels et défaillances institutionnelles
Dans certains milieux, on incrimine l’influence de la libéralisation des mœurs issue de Mai-68, perçue comme prônant une jouissance sans freins. Ce faisant, on oublie que, depuis lors, on a pris de plus en plus conscience du lien potentiel entre sexualité, pouvoir et violence, comme le mouvement #MeToo le démontre amplement sous nos yeux. Le diagnostic du pape François se fonde sur cette corrélation qui, dans tous les lieux de vie et de travail, conduit la sexualité des forts à vouloir s’imposer aux faibles. Les abus sexuels ont toujours cette dimension. Les auteurs d’abus sur mineurs ont un profil identique : pères incestueux (dans 80 % des cas jugés), enseignants, entraîneurs sportifs, chefs de chœur, chefs scouts. Ce sont des figures d’autorité, en contact avec des personnes vulnérables, tout comme le clergé. De tels abus sont donc, hélas, et prévisibles et vérifiés dans l’Église1.
Le pape François estime donc qu’au scandale des dérives sexuelles, horribles pour les victimes, s’ajoute le scandale plus incompréhensible encore provenant des supérieurs religieux, des évêques et des leaders charismatiques qui ont occulté systématiquement les délits ; car, ce faisant, ils ont protégé les prédateurs, ignoré les victimes et trahi la confiance des jeunes et de leurs parents. Cela, sans mesurer clairement l’extrême gravité de leur conduite. Responsables de leur institution, leur premier réflexe a été de sauvegarder sa réputation. Et leur second réflexe a été de vouloir comprendre les contrevenants en termes psychologiques (une psychothérapie s’impose…), ou en termes théologiques (une autre paroisse permettra au pécheur repentant de se relever…). Pourtant, devant le mal, il ne s’agit pas de lui trouver des explications (qui échappent d’ailleurs au délinquant lui-même), mais il faut le combattre et l’empêcher de prospérer. La miséricorde ne vient qu’après2.Quand le pape François répète « dire non aux abus, c’est dire non, de façon catégorique, à toute forme de cléricalisme »3, il est clairement conscient que le type d’autorité et de pouvoir reconnu aux clercs dans l’Église catholique doit être réformé. Car, en l’espèce, il facilite le passage à l’acte des délinquants potentiels, il leur assure aussi une couverture et il a conduit à la gestion désastreuse de ces abus. Il convient donc d’analyser rigoureusement le phénomène du cléricalisme.
Une Église divisée entre clercs et laïcs
Pour éviter de parler du cléricalisme en termes vagues et mal définis, le mieux est de se référer au Code de droit canonique de 1917, en vigueur jusqu’en 19834. Il fait très clairement de l’Église une Église du clergé, ne consacrant qu’un unique canon général consacré aux laïcs : « Les laïcs ont le droit de recevoir du clergé, conformément aux règles de la discipline ecclésiastique, les biens spirituels et spécialement les biens nécessaires au salut » (canon 682). Dans l’Église, les laïcs ne semblent jouir que des droits revenant à des citoyens étrangers, résidents et protégés ; les clercs seuls y jouissent de la pleine citoyenneté. Ce Code ignore le peuple de Dieu en son unité, car il ne connaît que des laïcs subordonnés en tout aux clercs qui leur sont supérieurs jusque dans la mort5. Ce Code est le reflet fidèle de l’ecclésiologie de l’époque, telle que saint Pie X l’expose dans une encyclique adressée à l’Église de France : « L’Église est par essence une société inégale, c’est-à-dire comprenant deux catégories de personnes, les pasteurs et le troupeau […]. Ces catégories sont tellement distinctes entre elles que, dans le corps pastoral, seuls résident et le droit et l’autorité nécessaire pour diriger tous les membres de la société ; quant à la multitude, elle n’a d’autre droit que celui de se laisser conduire et, troupeau docile, de suivre ses pasteurs. »6
Cette distinction entre gouvernants et gouvernés se vérifie aussi rigidement entre célébrants et assistants, enseignants et enseignés. Elle était largement acceptée au moment de la convocation du concile Vatican II, comme en témoigne cet éditorial de la revue officielle de l’Action catholique ouvrière française : « Sur le plan de la foi, l’évêque est docteur. Le dialogue entre l’évêque et les laïcs chrétiens est certes possible, mais le laïc ne peut qu’être enseigné, que recevoir. Il est pris en charge par la hiérarchie. C’est un signe de comportement adulte que d’accepter sa condition. »7 (suite réservée aux abonnés)