Entretien avec Véronique Margron paru dans la revue Études oct. 2021
La récurrence des affaires de pédophilie dans l’Église interroge sur un mode de fonctionnement qui valorise l’entre-soi et le secret. On ne pourra avancer en s’appuyant sur ses propres forces. Il convient de donner la parole aux victimes et d’accepter de s’en remettre à d’autres instances pour aborder, en toute franchise, ces douloureuses questions.
Qu’est-ce qui vous a amenée à vous intéresser aux questions douloureuses des affaires de pédophilie dans l’Église ?
Véronique Margron : Un de mes premiers engagements, il y a une trentaine d’années, fut dans la protection judiciaire de la jeunesse, un service qui relève du ministère de la Justice. Je côtoyais des jeunes autour de 15-20 ans. Presque un sur deux avait été victime d’inceste. J’étais donc sensibilisée à ce qui peut se passer au sein des familles. Un autre élément déterminant dans mon parcours a été la formation que j’ai acquise auprès du théologien moraliste Xavier Thévenot. Je recevais des gens en grande souffrance, dont la vie était souvent brisée, en particulier du fait de traumatismes sexuels. Les situations étaient très diverses. Parmi elles, j’ai eu l’occasion de rencontrer des personnes qui avaient été victimes d’actes pédocriminels de la part de prêtres ou de religieux.
Par la suite, enseignante en théologie à l’Institut catholique de Paris, puis d’Angers, au début des années 2000, on m’a proposé de faire partie d’un groupe de travail qui s’était mis en place sous l’impulsion du Secrétaire général de l’épiscopat de l’époque, Mgr Stanislas Lalanne (l’actuel évêque de Pontoise). Elle était dirigée par Mgr Bernard-Nicolas Aubertin, à l’époque évêque de Chartres. Il avait eu à gérer une affaire terrible dans son diocèse qui avait conduit un prêtre aux assises. Nous nous réunissions tous les deux ou trois mois. Il s’agissait d’apporter des éclairages dans différents domaines (psychologie, droit canonique, etc.) et de répondre aux demandes des évêques sur des cas particuliers.
Je n’ai jamais cessé de recevoir des personnes. En tant que présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France (Corref), je suis régulièrement contactée par des victimes qui demandent à me voir pour parler de leur situation ou, simplement, qui m’adressent des courriers qu’elles ont envoyés à un supérieur religieux, et pour lesquels elles n’ont pas toujours reçu de réponse. Je n’ai aucune autorité hiérarchique, mais je peux essayer de transmettre ces demandes, frapper aux bonnes portes, interroger tel ou tel responsable…
Des affaires de pédophilie dans l’Église sont revenues à l’avant-plan au cours de l’année, de la visite du pape au Chili jusqu’à la pétition demandant la constitution en France d’une commission d’enquête. La chose n’est pas nouvelle. De nombreuses mesures ont été prises dans l’Église depuis près de vingt ans. Sont-elles suffisantes ?V. M. : Pour répondre à cette question, il faut distinguer, d’une part, ce qui est de l’ordre du discernement concernant les futurs pasteurs (l’admission dans les séminaires ou noviciats), de la formation et de l’accompagnement des clercs et, d’autre part, ce qui relève du fonctionnement de l’institution ecclésiastique (la gestion des affaires). En ce qui concerne le premier volet, des mesures ont en effet été prises. Le second volet est, à certains égards, plus problématique. C’est tout ce que l’on sait au sujet de l’omerta, du secret… C’est tout une organisation qui est en cause. On ne peut sans doute pas parler de volonté délibérée de cacher les affaires : il ne s’agit pas d’un système pensé. Il vaut mieux parler d’une « mécanique », car c’est lié à un certain mode de fonctionnement de l’Église, fondé sur le principe de garder toutes les affaires entre soi, au nom d’un rapport bien particulier au scandale : il consisterait dans le soupçon à l’égard de l’Église plutôt que dans le mal commis.
Toutes les mesures qui avaient effectivement été prises en 2000 ne s’appliquaient qu’à des situations individuelles. Autant que je m’en souvienne, à cette époque, il n’y avait à peu près rien concernant les évêques, pas plus que sur le silence coupable qui pouvait régner. Les responsables recevaient des consignes pratiques, mais rien de plus : par exemple, comment procéder pour faire un signalement au procureur. Ou alors, il s’agissait de réponses individuelles à des questions individuelles. Il faut bien reconnaître que des mesures ont été prises, mais on n’en connaît pas l’efficacité réelle, du fait de l’absence de moyens de vérification. On ne sait pas si le fait de prendre telle ou telle mesure s’est avéré vraiment efficace à long terme. Tout cela a été laissé à la bonne volonté des personnes. Pour tel cas individuel, on a pu en effet constater l’efficacité des mesures proposées, mais c’est impossible à généraliser à l’ensemble des situations.
Il faut ajouter malheureusement la lenteur et l’opacité du fonctionnement du Saint-Siège, malgré sa détermination sur ces sujets. Des dossiers sont envoyés à Rome, à la Congrégation pour la doctrine de la foi (de qui relèvent ces affaires) ou au Dicastère de la vie consacrée. Les réponses tardent à venir et, quand nous demandons des nouvelles, on nous répond très aimablement que l’affaire suit son cours… Des mois s’écoulent sans que des mesures réelles ne soient prises. Il faut bien sûr le temps d’instruire ces dossiers, mais je ne sais si nous mesurons ce que cela représente pour les victimes et le danger que cela fait parfois courir à d’autres, selon les auteurs mis en cause.
Les instances ecclésiales cherchent à tout prix à « éviter tout scandale public ». Une telle position n’a-t-elle pas des conséquences problématiques ?
V. M. : J’avais demandé à un ami canoniste de regarder ce que dit le droit canonique à ce sujet depuis le code de 1917. Le droit de l’Église est en effet très clair au sujet de ces crimes, avec des peines très fermes. Mais les instructions romaines, durant toutes ces années, insisteront aussi sur le secret. Ce seul exemple montre combien la culture du secret est profonde dans l’institution. (Suite réservée aux abonnés)